
Pourquoi les parallèles ne convergent jamais
Le Médialab93 s’est constitué au moment de l’ascension du Président de la République, à partir d’une vision bien plus réaliste que celle d’Emmanuel Macron concernant la crise des banlieues, même si ce dernier avait eu comme nous l’intuition qu’une page nouvelle se tournait sur ces territoires : celle de l’éducation populaire ou du mouvement associatif à la papa. Cinq ans plus tard, l’avenir de l’un comme de l’autre semblent soumis à des trajectoires finalement divergentes. Là où le Président persiste dans son schizophrénique « en même temps » à propos des banlieues (ne rien dire sur les questions culturelles, tout miser sur la réussite individuelle via l’entrepreneuriat), Le Médialab93 lui se retrouve soumis aux contraintes auxquelles il était provisoirement parvenu à échapper, en s’installant aux Magasins généraux de Betc. Sa réussite n’aura-t-elle été qu’un feu de paille, alors qu’il était parvenu à être un des rares lieu de mixité sociale réelle et de formation d’une impressionnante cohorte de créatifs hyper-dynamiques, capable de tisser l’indispensable nouveau récit d’une société française enfin réconciliée avec elle-même ?
L’an 00 ( (2015-2016) : fondations communes
Quelques jour après les attentats, le 23 novembre 2015, à Pantin, lors de la rencontre « Osons la banlieue », notamment organisée par Saïd Hammouche (Mozaïk RH), le ministre de l’Economie Emmanuel Macron, rencontre des pognées d’entrepreneurs et de créatifs issus des quartiers. Les premiers liens avec cette fraction dynamique des banlieues se tissent avec le futur Président de la République, autour de l’entrepreneuriat. C’est aussi là que les porteurs du projet de Médialab93 rencontrent ceux qui leur mettront le pied à l’étrier, les équipes des Magasins généraux de Betc (groupe Havas). Un an plus tard, le 16 novembre 2016, le candidat Emmanuel Macron lance sa candidature à quelques kilomètres de là, à Bobigny, préfecture du « 93 », et à ce titre, pourrait-on dire, capitale administrative des banlieues. Quelques semaines plus tard, Le Médialab93 naît à son tour, à Pantin encore, monté par une équipe qui a écumé les banlieues et leurs médias pendant vingt ans. L’équipe du candidat Macron envisage d’y organiser la séquence « banlieues » de sa campagne.
La majorité des habitants des banlieues a voté pour Jean-Luc Mélenchon, pour son programme social. Mais incontestablement, Emmanuel Macron aura correspondu, en 2017, à l’attente d’une partie dynamique de la jeunesse des quartiers, qui voulait voir dans ce quadra, un jeune ambitieux capable de renverser la vapeur du train-train quotidien des décideurs se penchant sur les banlieues depuis trois décennies, train-train hésitant entre la vaine autant qu’hypocrite flatterie de la « diversité » et l’illisible autant que chétive « politique de la ville ». Malgré l’abîme social qui les séparait, la magie de la politique (et du verbe) a créé des convergences : dans les deux cas, une foi en la réussite individuelle et en l’entrepreneuriat comme véhicule pour participer pleinement à la société de consommation. Les Déterminés, Start-up banlieues, Nos quartiers ont du talent et tant d’autres jeunes structures éclosaient sur ce désir nouveau, devenu mantra. On tournait le dos au salariat, à ses contraintes et ses misères, on se rêvait entrepreneur de soi-même et petit patron maître chez soi, comme une fraction importante des couches populaires l’avaient toujours voulu, dès le XIXème siècle, à l’époque de la « boutique », de l’artisanat et même de la paysannerie. Fini l’industrie, fini les usines, les chaînes de montage, fini les Trente glorieuses, finie la classe ouvrière, finies les banlieues rouges, l’éducation populaire à la papa. Comme tout le monde ou presque, on allait enfin acheter une berline, un smartphone, si possible un pavillon, des vacances en Thaïlande, voire à Dubaï. On allait peut-être accéder à la classe moyenne (d’autant que celle-ci s’appauvrissait elle même, se rapprochant des moins pauvres des pauvres !).
L’An 01 (2017) : rêve et réalité
Le Médialab93 n’a jamais été porté par les chimères de l’entrepreneuriat pour tous. Son « Tribunal pour les générations futures » intitulé « Start-up nation : doit-on tous devenir entrepreneurs pour s’en sortir » ?, le disait quelques mois après son arrivée aux Magasins généraux de Pantin. Il a été monté par des acteurs oeuvrant à des missions éditoriales, d’éducation aux médias et d’événementiel, dans les banlieues depuis la fin des années 1990. A l’heure de la gratuité, des réseaux sociaux, voire de ce que nous avions appelé le « populisme numérique », nous étions conscients de l’impasse dans laquelle se trouvaient les médias implantés en banlieue (notamment au vu du « plafond de verre » auquel se cognait le Bondy blog, belle histoire post-émeutes de 2005 unanimement saluée par les élites, puis abandonnée à elle-même). Pour ne pas péricliter comme tant de nos confrères, il fallait oser. Se rapprocher des acteurs dominants de la communication (faute d’intérêt de la part de ceux des médias), pour créer de la mixité sociale, celle-là dont tout le monde parle mais que peu parviennent à réaliser. En s’installant aux Magasins généraux de Betc, à Pantin, territoire en voie de gentrification (c’est-à-dire encore mixte socialement), nous allions pendant trois ans, réaliser cette mixité en faisant se côtoyer des bobos et des banlieusards, à travers des dizaines d’événements, des espaces de travail à foison et des formations gratuites. Seul un tel lieu pouvait donner envie aux uns de côtoyer les autres, et donnait aux plus éloignés des lumières de la ville la possibilité de rayonner, de lancer leurs projets, de côtoyer une forme de réussite, en un lieu magnifique qui aiguillonnait leurs rêves et donnait chair à leurs envies. La réussite du projet fut exceptionnelle.
An 02 (2018) : la gifle
Mais tout comme le flirt d’Emmanuel Macron avec les banlieues avait brutalement pris fin avec la remise du rapport Borloo (ce rapport constitué de pièces hétéroclites, façon monstre de Frankenstein, sensé constituer le pendant social et humain de l’Anru), l’essoufflement du Médialab93 fit revenir la réalité comme un boomerang : personne ne nous ferait de cadeau, et les administrations qui nous avaient soutenu pour réaliser ce projet, avaient tout d’un coup décidé de nous chercher querelle, une fois le succès acquis, les bénéficiaires unanimement satisfaits et les objectifs largement remplis. Peu importaient les résultats, il fallait d’abord ployer devant les tableurs Excel, faire allégeance aux formulaires Cerfa et à la floraison d’appels à projets en ligne, bref se soumettre à l’alliance manifeste du libéralisme comptable le plus échevelé et de la technocratie la plus sourcilleuse. Et dans cette sainte alliance du New Public Management anglo-saxon et des cabinets de conseil grassement rémunérés par les décideurs, en lieu et place des pouvoirs publics, le politique, fût-il convaincu du bien fondé de notre action, ne pouvait faire le poids : impuissant comme le sénateur François Cornut-Gentille (1). l’a si brillamment expliqué, ce politique n’est plus de taille face ni face au privé, ni face à ses propres administrations, qui auront toujours le dernier mot et le lui rappellent à l’occasion, a fortiori quand il ne vient pas du même monde, celui de la politique ou encore mieux de la haute administration.
Là réside la vérité fondamentale du macronisme : un gouvernement des experts, fondamentalement ordo-libéral (oeuvrant à la privatisation des gains), qui pour survivre sait être généreux (en socialisant les dettes) en cas de crise grave, mais rêve de se structurer autour des fonctions régaliennes, dépouillant l’action public de son âme, de ses outils et de ses institutions pour les livrer aux lois du secteur privé, qui est l’horizon ultime de cette idéologie que l’essayiste Pierre Musso a si bien décrite (le « sarko-berlusconnisme » de « l’Etat-entreprise »). Tendance qui ira crescendo avec l’aggravation des crises (environnementales, sanitaires et sociales, voire guerrières) : les grandes firmes seront de plus en plus puissantes et guideront de fait l’action publique en lui imposant ses méthodes et ses valeurs, quand elles ne se substitueront pas purement et simplement à elle et l’État aura le devoir de les protéger, ainsi que les institutions, par la force, usant de moyens de plus en plus coercitifs, témoignant d’un inéluctable libéralisme autoritaire...
Véritable incarnation de la méritocratie macroniste et de la start-nation, son ministre du Numérique, Mounir Mahjoubi, ancien haut-cadre de chez Betc justement, se rendra à deux reprises au Médialab93 pour en rencontrer les résidents. La sauce ne prend pas : emblème de ce fossé qui sépare les deux mondes, l’incompréhension lors du dialogue engagé entre le ministre et certains résidents qui travaillent sur la question du contrôle au faciès (réalité à laquelle justement la macronnie voulait tourner le dos), bien que ceux-ci se soient formés en partie… aux Etats-Unis grâce aux fameux programmes boursiers qui s’oriente depuis le milieu des années 2000 vers les personnalités issues des minorités françaises.
Cinq ans plus tard, en avril 2022, pour le Président de la République, pour les banlieues, comme pour le Médialab93, c’est l’heure des comptes. Ces trajectoires qui auraient pu se mêler sont en fait restées des trajectoires parallèles, et elles n’ont rien produit. Cet échec est un symptôme.
An 03 (2019) : l’impuissance publique
Car entre le Président Macron et les banlieues, il y aura eu une désillusion réciproque. Son fondement : la jeunesse des quartier sait pour l’avoir vécu à ses dépens que pour les couches populaires, entrepreneuriat rime souvent avec ubérisation (cad précarisation et exploitation : moins de sécurité, moins de salaire et moins de protection sociale qu’avec le salariat, le tout couplé à une domination aussi puissante que cachée : vis-à-vis du client, et vis-à-vis de l’intermédiaire…). Mais aussi avec servitude (celle de « l’économie ancillaire » dont parle Jérôme Fourquet, enrôlant des dizaines de milliers d’auto-entrepreneurs pour servir, bientôt comme à l’époque féodale, des maîtres sis en leurs centre-ville : livreurs, serveurs, femmes et hommes de ménage, vigiles etc, etc). Les fondamentaux de l’économie internationale produisent du précariat dans les économies des pays développés.
Avec son « Conseil présidentiel pour les quartiers » (voulu, animé puis sabordé par son « conseiller banlieues », l’autoproclamé « ingérable » Yacine Bellatar), le Président s’est lui-même rendu compte qu’il ne pourrait rien faire. Mais que croyait-il faire de ce hochet, sans agenda, ni structuration ni boussole ? Réunir les gens autour d’une table suffit-il pour les mettre en situation de produire une action publique ?
Emmanuel Macron, en ne s’adressant qu’à une fraction de ses élites, n’a qu’effleuré la réalité profonde des banlieues, leur pente fatale depuis 40 ans : celle d’une lente ghettoïsation, faute de place et de fonction dans le nouveau système productif de la société de consommation et de loisirs, de l’économie tertiaire, si ce n’est hésitant entre marginalisation et subordination (le tout sans aucune forme de reconnaissance de ce statut minoré, contrairement à ce qui prévalait du temps des banlieues rouges et de la classe ouvrière, vues comme indispensables au bon fonctionnement de la société industrielle, voire comme à son avant-garde -d’où une immense fierté et dignité, une culture populaire autonome et la conscience de classe qui découlait de ce statut).
Cette ghettoïsation qui est aussi l’inéluctable revers du libéralisme économique (et culturel) états-unien et que dorénavant, à l’instar du reste de la société française, le Président ne peut regarder qu’impuissant, comme on regarde un western qui se termine mal, tel que nous le montrent les terrifiants « Misérables » (suite dégradée de l’encore ambivalent « La Haine ») ou pire, « Bac Nord ».
An 04 (2020) : de crise en crise, des banlieues dématérialisées
Une ghettoïsation à laquelle bien sûr échappent de nombreuses figures, ces « exceptions consolantes » qu’évoquait Ferdinand Buisson, père de l’école publique. L’une de ces exceptions, l’écrivain Rachid Santaki, l’un des premiers invités du Médialab93 en 2017, assurait naguère lui-même pourtant, lucide, que la banlieue était en voie de dématérialisation : dans une société où le numérique prend chaque jour le pas sur la réalité des difficultés quotidiennes, il convient de ne valoriser que des avatars de ces parcours de réussite, ou toute déconnexion de l’affaissement de plus en plus perceptible de tout un groupe social, géographiquement situé dans les banlieues de grands ensembles (autant que dans toutes les périphéries). La banlieue qui avait ébranlé l’ensemble de l’édifice social français en 2005 semble s’être évanouie. L’un des champions de cette décennie, le Bondy blog, symbole qu’un autre récit des banlieues était possible, n’est plus que l’ombre de ce qu’il fût dans le sillage de ces émeutes. Le terroriste islamiste, puis les Gilets jaunes ont éclipsé eux aussi la figure du jeune révolté de 2005. Et ensuite la crise sanitaire. Et enfin, la guerre en Ukraine. 2005 n’aurait-il donc été qu’une répétition en mode mineur des crises à venir ? Suivant encore l’exemple états-unien, le sort des banlieues majoritaires serait donc de sombrer lentement dans l’oubli, poussant d’un côté les plus en difficultés dans l’économie parallèle sur des territoires entiers et de l’autre côté les plus « méritants » sur la voie de l’excellence culturelle ou entrepreneuriale ?
Quant à ceux qui comme Le Médialab93 auront, seuls, tenté de joindre le social, l’économique et le culturel, ils auront pâti de l’originalité autant que de l’ambition de leur projet : l’État riscophile les aura soutenu pendant quelques années, parfois comme la corde soutient le pendu ; le monde de l’entreprise et des fondations privés, qui n’aime rien moins que de voler au secours de la réussite, les aura boudé. Economie mixte, mixité des publics, innovations sociales, culturelles et spatiales tous azimuts… Cet en-même temps-là n’aura pas convaincu la macronnie, à défaut de s’en plaindre, il faut le constater.
An 05 et + (2021-2022) : Le Médialab93, comme Emmanuel Macron, saura-t-il se réinventer ?
Quelles leçons tirer de ces trajectoires parallèles ?
1- Que dans les banlieues, la greffe entrepreneuriale est nécessaire, car les banlieues aussi ont besoin de leurs commerçants. Mais cette greffe est superficielle et insuffisante. Le poumon de ces territoires vit une autre réalité, massive : celle d’une nouvelle forme de subordination à l’égard des métropoles. Les travailleurs de ces territoires se précarisent. Ceux qui échappent à cette précarisation fuient pour, dans le meilleur des cas (grâce à l’Anru de JL Borloo), demeurer à la lisière des grands ensembles, ces derniers étant sans cesse plus soumis à l’économie parallèle (et parfois aussi à une culture parallèle).
2- Que la mixité est possible, notamment via les cultures urbaines, qui parlent à l’ensemble de la société française âgée de quinze à quarante ans, quel que soit la territoire, urbain, rural, métropolitain comme périphérique. Mais que pour demeurer dynamiques, ces cultures doivent à la fois demeurer une culture populaire, avec son autonomie, pour ne pas perdre leur capacité créative et émancipatrice, et se fondre dans le moule du mainstream et de la culture de masse.
En cela, les médialabs constituent un prototype de tiers-lieu innovant, territorialement implanté, socialement orienté, capable de tisser un récit original de la société française, à partir d’une action médiatique mais tout en menant de formes d’éducation et de formation renouvelées, de communication, d’événementiel, le tout avec l’appui des outils numériques.
3- Que les banlieues de grands ensembles sont à l’aune de l’ensemble des périphéries : elles peuvent compter sur leur « capital d’autochtonie », leur créativité, leur sens de la solidarité et sur cette fameuse « résilience », sur leurs capacités à réparer, recycler, rénover, réhabiliter, bref, fortes de leur bagage dans les formations professionnelles et techniques, elles peuvent aussi déployer l’ensemble du panel des métiers de la main dont une économie française a minima relocalisée a absolument besoin. L’écologie demande de la main d’oeuvre, plus que des techniques innovantes. Qui sera le coeur de cette main d’oeuvre, composée de paysans néo-ruraux, de petits fabricants et d’artisans, de petits commerçants présents sur l’ensemble du territoire (remplaçant les livreurs distribuant des produits fabriqués à l’autre bout du monde).
On pourrait ainsi penser que la nomination d’une ministre à la fois en charge de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires est de bon augure : il n’y aura pas de transition sans les périphéries en général (et les banlieues en particulier) et leurs habitants en seront les chevilles. Pour autant, ce ministère n’a bien entendu pas été conçu dans ce but. D’une part parce que la « Cohésion des territoires », qui a structurellement été sous-dotée, y compris en termes de réflexion, de cadres et de compétences, sera très certainement écrasée par l’enjeu écologique. Ces territoires sont vus comme des zones à surveiller comme le lait sur le feu, par peur d’une répétition des phénomènes émeutiers. Pas comme des piliers d’un renouveau économique. Dans ce schéma, les banlieues restent pour partie les surnuméraires (inutiles) et pour autre partie les serviteurs (les domestiques) d’une société de consommation globalisée, inégalitaire, vaguement verdie.
Que d’occasions auront été manquées, alors que ces territoires sont les indispensables ressources de la transition écologique : foncier disponible gigantesque, peu onéreux et à proximité des grands centres de consommation, soit l’idéal pour des activités à relocaliser ; jeunesse dynamique et créative, soit l’idéal pour une économie locale qui a besoin de petits et moyennes entreprises pour faire vivre ses territoires et appuyer les grands champions économiques ; compétences inutilisées dans les métiers de la main et de la réparation, soit l’idéal pour une nouvelle économie des biens réparables… Demain, la France de la transition écologique aura à nouveau besoin de ses banlieues. Mais qui le sait ?
Erwan Ruty, directeur du Médialab93
(1) - Auteur par ailleurs d’un détonnant et remarqué rapport sur les échecs de l’action publique en Seine-Saint-Denis